Plonger dans le dernier numéro des Cahiers Jean Scot Érigène, c’est accepter de cheminer aux confins du visible et de l’invisible, là où l’initiation se fait tant dévoilement que suggestion. Il n’est point ici question de simples analyses ou de propos convenus sur la symbolique maçonnique, mais d’un souffle, celui qui anime la quête d’une loge vouée à la recherche sans entraves et à l’exploration des mystères du Troisième Degré.L’élan qui porte cette nouvelle livraison s’affirme dès le liminaire de Christophe Bourseiller, lequel rappelle la vocation de cette loge d’étude à conjuguer la rigueur maçonnique avec une ouverture sur l’universel.
On ne s’étonnera donc pas que cet opus s’ouvre sur une conversation avec Michaël Langlois, philologue et spécialiste de la Bible, qui déploie une réflexion profonde sur les textes sacrés et leur polysémie initiatique. Il explore dans cet entretien la richesse et la complexité du texte biblique en soulignant sa nature multiple et évolutive. Loin d’être un corpus figé, la Bible est un véritable palimpseste, un tissu de strates interprétatives où chaque génération de lecteurs et d’érudits a laissé son empreinte. Son propos dépasse la simple étude exégétique pour interroger la dimension initiatique de ce texte fondateur, qui s’offre à une lecture infinie, toujours en devenir.
Michaël Langlois rappelle d’abord que la Bible n’est pas un livre unique mais une bibliothèque en soi, composée de textes rédigés à différentes époques, dans des contextes culturels et politiques variés. Il met en lumière la diversité des traditions textuelles et leur transmission, en insistant sur les défis que posent la traduction et l’interprétation. L’émergence des manuscrits de la mer Morte ou les découvertes archéologiques récentes viennent ainsi réactualiser notre compréhension du texte, révélant parfois des variations surprenantes par rapport aux versions canoniques.
L’entretien prend une tournure particulièrement intéressante lorsqu’il aborde la question du langage sacré et de la polysémie inhérente aux Écritures. Selon Michaël Langlois, le texte biblique ne se livre jamais dans une univocité absolue ; il joue sur les symboles, les métaphores et les doubles sens. Ce caractère mouvant, qui peut dérouter le lecteur moderne, était sans doute intentionnel, permettant une appropriation et une réinterprétation constante. Ce processus est d’ailleurs au cœur des traditions initiatiques, qui, à l’image des loges maçonniques, travaillent le texte comme une matière vivante, à la fois porteuse de mémoire et de renouveau.
Dans cette perspective, l’initiation maçonnique et l’étude biblique partagent une approche commune : celle du dévoilement progressif de la connaissance, où chaque avancée ouvre sur de nouvelles énigmes. Michaël Langlois souligne notamment l’importance du Prologue de Jean dans le Rite Écossais Ancien et Accepté, qui offre une entrée singulière dans l’univers symbolique maçonnique, faisant écho à la notion de Logos et à la quête de la Lumière.
Enfin, l’entretien se conclut sur une réflexion plus large sur la réception contemporaine des textes sacrés. Dans un monde où la lecture symbolique tend à s’effacer au profit d’interprétations littéralistes ou dogmatiques, Michaël Langlois appelle à une redécouverte du texte biblique dans toute sa profondeur et son ambiguïté. Il invite à le considérer non comme un répertoire de vérités arrêtées, mais comme un espace de questionnement, un miroir où chaque époque projette ses propres interrogations spirituelles et philosophiques.
Cet échange, dense et stimulant, ouvre ainsi une voie de réflexion féconde pour toute démarche initiatique : celle d’un dialogue sans fin entre le texte et son lecteur, entre l’héritage des Anciens et la quête intérieure de chacun.
Et c’est bien là l’esprit de cette édition : une invitation à traverser les voiles. Thierry Zaveroni et Marc Henry, figures marquantes de la Grande Loge de France, interrogent tour à tour le Troisième Degré, non plus comme un seuil ultime, mais comme un seuil perpétuellement déplacé, un passage qui ne s’achève jamais. L’ombre du Maître assassiné plane sur ces pages, non point comme une fin, mais comme un interstice d’où peut sourdre la lumière.
Thierry Zaveroni, Grand Maître de la Grande Loge de France
Revenons sur les écrits de Thierry Zaveroni, Très Respectable Grand Maître de la Grande Loge de France, qui livre, ici et maintenant, une réflexion personnelle et profonde sur le Troisième Degré, en insistant sur la nécessité d’une approche vivante du symbolisme. Il commence par rappeler que la tradition veut que le Grand Maître vienne plancher à ce degré devant la Respectable Loge de recherche Jean-Scot Érigène. Loin de s’y soustraire, il y voit un exercice sain et fondamental, puisque la Grande Maîtrise ne confère ni infaillibilité ni compétence absolue, mais s’inscrit dans une démarche de réflexion et de progression.
Thierry Zaveroni refuse d’adopter une posture professorale. Il ne se positionne pas comme un enseignant livrant un cours magistral, mais plutôt comme un témoin, un Frère ayant acquis une expérience de quatre décennies au sein de l’Obédience. Pour lui, la vision du symbolisme doit être issue de l’expérience individuelle, non de la répétition mécanique des enseignements des auteurs maçonniques, aussi talentueux soient-ils. Il revendique une approche fondée sur l’expérimentation et la quête intérieure, plutôt qu’une accumulation de savoirs livresques.
Le Grand Maître met en avant l’importance du Troisième Degré comme un passage où le Maçon ne peut se contenter d’une compréhension intellectuelle du Rite. Il s’agit d’un seuil où l’initiation devient réellement transformative. Il évoque le rôle essentiel de la mort symbolique dans cette évolution et souligne que ce degré ne saurait être considéré comme une fin en soi, mais bien comme un espace d’éveil permanent, un appel à la transcendance et à l’élévation spirituelle.Le Troisième Degré, dans sa conception, ne se limite donc pas à la légende d’Hiram. Il invite à interroger la relation entre le Maçon et la dimension cosmique, sa place dans l’Ordre et dans l’Univers. Il insiste sur la notion de verticalité et sur la nécessité pour le Maître Maçon d’accepter l’humilité de l’apprentissage perpétuel, dans une dynamique qui dépasse la simple accumulation des connaissances.
À travers cette planche, Thierry Zaveroni engage ainsi les Frères à ne pas voir le Troisième Degré comme une simple étape rituelle, mais comme une véritable refondation intérieure, où chaque Frère doit sans cesse réinterroger son chemin, ses choix et sa place dans le Temple de l’Univers.
Il est fascinant de voir comment, au fil des contributions, l’initiation se décline en une myriade de formes, éclairant la diversité de la Quête : l’Aïkido, l’initiation bouddhiste, les rites africains, la tradition ismaélienne… chaque parcours devient un écho de ce que tout Maçon ressent : une tension entre la tradition et la transformation, entre la permanence du symbole et la fluidité de son expérience intime. Ce numéro ne se contente pas de décrire, il suggère, il entrouvre des portes que chacun devra franchir selon son propre tempo initiatique.
Jean-François Maury nous emmène au coeur du Rite Écossais Ancien et Accepté, en traquant ce qui en fait la singularité, le sens caché que trop souvent la routine maçonnique occulte. Lorenzo Soccavo pose une question troublante : « Tout est-il joué au soir de l’initiation ? » et force est de constater que la réponse se dérobe, non par manque de clarté, mais parce qu’elle se dissout dans le devenir de l’initié lui-même.
Quant à la contre-initiation, sujet aussi fascinant que controversé, il trouve ici une analyse qui évite les écueils du sensationnalisme pour aborder avec lucidité les dérives et les dévoiements des chemins initiatiques. Un regard sans concession qui invite à la vigilance, non pour s’enfermer dans un dogme protecteur, mais pour aiguiser son discernement.
Ainsi, ce quatrième numéro des Cahiers Jean Scot Érigène s’impose comme une invitation à creuser l’énigme du Troisième Degré, et au-delà, de l’initiation elle-même. Un ouvrage dense, exigeant, parfois vertigineux, mais dont chaque page porte cette étincelle qui nourrit la véritable quête : celle du sens caché derrière le voile des apparences. Une lecture qui ne se résume pas à un simple compte rendu mais à une réelle expérience initiatique.
Cahiers Jean Scot Érigène – Les Voies initiatiquesCollectif – Éditions Numérilivre, N°4, n.s. – Février 2025, 176 pages, 20 €