Champ Fleury Ou l'art et science de la proportion des lettres…

Champ Fleury – Ou l’art et science de la proportion des lettres…
Il est des ouvrages qui transcendent leur époque et s’imposent à l’intellect comme à l’imaginaire, à la fois par leur audace théorique et par leur exécution artistique. Champ Fleury, publié en 1529 par Geoffroy Tory, appartient à cette catégorie d’œuvres fondatrices qui, bien au-delà de leur finalité immédiate, ouvrent des perspectives insoupçonnées sur les liens entre l’art, la langue et la quête du nombre d’or dans l’harmonie universelle. La récente réimpression anastatique de cet ouvrage en la langue française de ce temps, proposée par Amici Librorum, offre l’opportunité de redécouvrir dans sa fraîcheur originelle ce texte initiatique où la lettre devient symbole et la typographie, un acte sacré. L’architecte des lettres qu’est Geoffroy Tory (c. 1480-1533) incarne cette figure de l’humaniste total, nourri à la sève de l’Antiquité et engagé dans la quête d’un art réformé. Originaire de Bourges, il se distingue autant par ses travaux d’érudit que par son activité de graveur et d’imprimeur. Nommé imprimeur du roi sous François Ier (1494-1547), il se fait le héraut d’une volonté de codification et de structuration du langage écrit, en un temps où la typographie française cherche encore sa norme. Son influence sur l’évolution du livre est capitale : par son usage des caractères romains, par son apport à la standardisation orthographique, mais aussi par sa vision du livre comme un espace sacré, où chaque élément doit concourir à un ordre parfait. Son œuvre, traversée par une réflexion sur l’esthétique et la mathématique divine, s’ancre dans une quête platonicienne où le Verbe s’exprime au travers des formes idéales. Ce n’est donc pas un hasard si Champ Fleury adopte une approche spéculative et quasi initiatique : en quête d’une harmonie universelle, Tory se fait l’architecte d’une proportion idéale, à la manière des bâtisseurs de cathédrales. Loin d’être un simple traité de typographie, Champ Fleury propose une véritable théorie du langage visuel et écrit, entre science et mystique. L’auteur y défend une approche rationnelle et géométrique de la lettre, qu’il inscrit dans la tradition des Anciens. À la manière d’un Vitruve du livre, Geoffroy Tory définit des canons de proportions inspirés du corps humain, dans la droite ligne des recherches de Léonard de Vinci sur l’homme de Vitruve. La lettre devient ainsi une forme incarnée, traversée par les principes d’harmonie et d’ordre naturel.
François Ier vers 1530
Chaque page du texte se fait le miroir d’une pensée alchimique où la lettre, comme le chiffre, renvoie à un principe fondamental. Les lettres capitales romaines, par leur équilibre mathématique, témoignent d’un idéal d’élévation et de perfection, tel un langage perdu que Geoffroy Tory tenterait de restaurer. Dans cette perspective, Champ Fleury s’inscrit pleinement dans la tradition renaissante de la ratio divina, cette quête d’un nombre sacré structurant l’univers visible et invisible. Loin d’une simple considération esthétique, l’œuvre engage donc une réflexion profonde sur la structure du langage et sa relation au divin. Tory voit dans l’écriture une empreinte sacrée, et dans la typographie, un rituel structurant la pensée et l’ordre social. À travers ses gravures détaillées et ses démonstrations graphiques, il invite le lecteur à pénétrer un temple où chaque lettre devient une pierre d’angle de la connaissance. Loin d’être une simple tentative de normalisation de la typographie française, Champ Fleury s’apparente à une œuvre de transmission initiatique. Par la précision de son discours et la rigueur de son raisonnement, Geoffroy Tory dépasse la question technique pour ériger un véritable monument de pensée où la lettre, dans son essence même, devient un vecteur du sacré. Un maçon y reconnaîtra une quête similaire à celle des bâtisseurs de cathédrales : derrière la perfection apparente d’une colonne ou d’une rosace se cache un langage codé, une harmonie intérieure régie par des lois mathématiques et spirituelles. De même, Tory fait de l’écriture une architecture où chaque courbe, chaque empattement, répond à une loi supérieure. N’est-ce pas là l’un des fondements de l’ésotérisme occidental, où le visible et l’invisible s’entrelacent en un jeu de correspondances ? Dans cette perspective, Champ Fleury peut être lu comme un traité spéculatif sur l’Ordre et la Lumière, où la lettre se fait réceptacle du Verbe primordial. Tory, en homme de son siècle, rejoint ainsi les alchimistes et les géomètres dans cette quête d’une vérité universelle où l’harmonie du monde se reflète dans la structure même de l’écriture. En ce sens, son ouvrage pourrait être rapproché des grands textes maçonniques du XVIIIe siècle, où l’architecture et le langage sont perçus comme des instruments de révélation initiatique. La réédition anastatique de Champ Fleury par Amici Librorum est un événement à saluer. Outre la qualité exceptionnelle de l’impression, qui restitue avec fidélité la finesse des gravures originales, elle offre l’opportunité de redécouvrir un texte fondamental dans son écrin d’origine. Ce travail éditorial permet de restituer l’esprit de l’ouvrage et de mieux saisir la pensée de Tory dans sa complexité. Finalement, cette réimpression n’est pas seulement une curiosité bibliophilique. Elle constitue une pierre de touche pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la typographie, à l’art de la lettre et, plus largement, à la pensée humaniste de la Renaissance. Au-delà du cercle des spécialistes, Champ Fleury s’adresse à tous les chercheurs de lumière, à ceux qui perçoivent dans l’agencement des formes et des signes un reflet du Grand Œuvre. En refermant Champ Fleury, on ne peut qu’être frappé par la modernité de la démarche de Geoffroy Tory. Son projet, bien que né dans un contexte précis, résonne encore aujourd’hui par son ambition totalisante et son refus du hasard dans la création. Il nous rappelle que derrière chaque lettre, chaque trait, chaque courbe, réside une intention, une pensée, une structure. Cet ouvrage, par sa nature hybride entre science et art, mathématique et esthétique, appelle à une lecture attentive et méditative. Il témoigne d’un temps où la lettre était un objet sacré, porteur d’une vérité à la fois esthétique et ontologique. C’est en cela qu’il touche à l’universel, et qu’il demeure un livre de chevet pour tous ceux qui, dans leur propre quête, cherchent à comprendre les mystères du Verbe et du Nombre. Ainsi, Champ Fleury n’est pas seulement un traité de typographie : il est une leçon d’architecture sacrée, une méditation sur l’ordre du monde, un pont entre le visible et l’invisible. Il appartient à ces textes rares qui, en traçant une ligne sur une page, dessinent aussi un chemin vers la lumière. Champ Fleury ou l’Art et Science de la Proportion des Lettres Geoffroy Tory Amici Librorum, 2024, 190 pages, 25 €  
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