La littérature, ça paye !

La littérature, ça paye !
Antoine Compagnon, avec La littérature, ça paye !, propose une méditation subtile et percutante sur la place et la valeur de la littérature dans une époque obsédée par la productivité et la rentabilité. Le titre, à la fois provocateur et ironique, annonce d’emblée une tension essentielle : dans un monde dominé par les lois du marché, que peut encore valoir la littérature, cette activité qui semble si éloignée des impératifs d’efficacité ? Compagnon détourne l’idée de « payer » pour explorer ce que la littérature rapporte à ceux qui l’écrivent et à ceux qui la lisent, non pas en termes financiers, mais en termes de richesse intérieure, d’élévation personnelle et de transformation de soi. Le livre s’ouvre sur une critique fine et pénétrante du temps moderne, marqué par l’urgence et la rentabilité. Le marché impose une logique où toute activité doit être mesurable, rentable, justifiée par des gains immédiats. Or, la littérature, par nature, échappe à cette logique. Elle exige du temps, de l’attention, une forme d’abandon. Ce temps long, si difficile à trouver dans une époque où tout se veut instantané, devient un acte de résistance. Lire ou écrire, c’est entrer dans un univers où les règles habituelles ne s’appliquent pas, où l’on peut s’arrêter, réfléchir, ressentir. Compagnon montre avec une grande acuité que ce geste, qui peut sembler inutile ou vain dans une perspective économique, est en réalité essentiel à notre humanité. Il permet de suspendre le flux incessant du quotidien, d’échapper au diktat de l’immédiat et de renouer avec une profondeur souvent oubliée. La question de ce que la littérature « rapporte » traverse l’ensemble de l’ouvrage. À travers des exemples tirés des figures littéraires qu’il connaît intimement – Montaigne, Baudelaire, Proust –, Compagnon montre que la littérature offre un retour inestimable à ceux qui s’y adonnent. Pour les écrivains, elle est un espace de création, une tentative de capter l’essence du monde ou de la vie humaine. Pourtant, cette création est souvent empreinte de précarité ou de marginalité : les plus grands auteurs, rappelle-t-il, ont rarement bénéficié d’une reconnaissance immédiate ou d’un confort matériel. Mais leur œuvre, par sa richesse, dépasse largement ces contingences. Pour les lecteurs, la littérature est une forme d’enrichissement qui ne peut être comptabilisée. Elle permet de voir autrement, de ressentir plus profondément, de penser avec plus de liberté. Ce « gain » immatériel, invisible, est au cœur du projet littéraire : transformer l’esprit, ouvrir l’imaginaire, et offrir un accès à des vérités que seule la fiction ou la poésie peuvent révéler. Au-delà de sa dimension individuelle, la littérature prend dans cet ouvrage une portée politique et sociale. Antoine Compagnon insiste sur son rôle de contrepoids face aux forces de simplification et d’appauvrissement intellectuel qui caractérisent notre époque. Dans un monde saturé par les écrans, les réseaux sociaux, les contenus fragmentés et éphémères, la littérature apparaît comme un espace de complexité et de profondeur. Elle exige un effort de concentration, une capacité à entrer dans des récits longs, à accepter les nuances et les ambiguïtés. Cette exigence, loin d’être un obstacle, est une forme de libération. Elle permet de résister à la dictature de la vitesse et de la superficialité, et de retrouver une forme d’autonomie intellectuelle. Compagnon montre que lire, c’est apprendre à penser par soi-même, à ne pas se contenter de réponses faciles ou de vérités toutes faites. C’est aussi une manière de se reconnecter à une communauté humaine, à travers les voix des écrivains du passé et du présent. La transmission de la littérature, un enjeu qui a marqué la carrière de Compagnon en tant qu’enseignant, est également au cœur de l’ouvrage. Il explore la manière dont la littérature peut être partagée, enseignée, rendue vivante pour les nouvelles générations. Il critique les dérives d’un système éducatif qui pourrait réduire la lecture à une compétence technique ou à une activité utilitaire. La littérature, affirme-t-il, n’est pas un instrument, mais une expérience. Elle ne doit pas être enseignée comme une somme de règles ou de connaissances, mais comme une aventure, un voyage dans les mots et les idées. Cette transmission est d’autant plus cruciale que la littérature, dans sa forme classique, semble parfois menacée par les évolutions technologiques et culturelles. Compagnon, loin de céder à un pessimisme nostalgique, voit dans ces défis une opportunité de réinventer la manière dont nous entrons en relation avec les textes. Il évoque notamment l’importance de l’oralité, de la lecture à haute voix, de la performance, pour redonner à la littérature sa vitalité et son immédiateté. L’ouvrage ne se contente pas de défendre la littérature comme un bien individuel ou collectif : il en explore aussi les paradoxes. Antoine Compagnon interroge, par exemple, la notion de mérite, aussi bien pour les écrivains que pour les lecteurs. Mérite-t-on de comprendre un chef-d’œuvre ? Mérite-t-on la reconnaissance littéraire ? Ces questions, qui pourraient sembler abstraites, prennent un sens profond dans la réflexion de l’auteur. Elles renvoient à l’idée que la littérature, comme toute forme d’art, est inséparable d’un certain mystère. La reconnaissance d’une œuvre, son succès ou son échec, dépendent souvent de circonstances imprévisibles, de hasards historiques ou culturels. Mais ce mystère est aussi ce qui rend la littérature vivante : elle échappe aux cadres, aux catégories, aux tentatives de maîtrise. Dans un passage particulièrement marquant, Antoine Compagnon affirme que la littérature est partout. Cette idée, paradoxale en apparence, exprime une vérité fondamentale : les récits, les mots, les images littéraires imprègnent notre culture, nos imaginaires, nos façons de penser et de sentir. Mais cette omniprésence ne garantit pas sa reconnaissance. La littérature, même si elle façonne nos vies, reste parfois invisible, reléguée au second plan par des discours plus directs, plus utilitaires. Compagnon invite à redécouvrir cette littérature cachée, à lui redonner sa place au centre de nos existences, non pas comme un savoir ou une technique, mais comme une manière d’être. En définitive, La littérature, ça paye ! est bien plus qu’un manifeste en faveur des lettres : c’est une œuvre qui invite à repenser notre rapport au temps, au langage, et à nous-mêmes. Grande figure de la critique littéraire et désormais immortel sous la Coupole de l’Académie française, Antoine Compagnon, avec sa finesse habituelle, réussit à montrer que la littérature, loin d’être un luxe ou une distraction, est une nécessité. Elle est un espace de liberté et de réflexion, une école de la vie et de la pensée, un trésor inestimable qui nous enrichit de manière profonde et durable. Ce livre, écrit avec une élégance rare et une intelligence lumineuse, est une célébration de ce que la littérature peut offrir de meilleur : une chance d’être plus humain. La littérature, ça paye ! Antoine Compagnon de l’Académie française Équateurs, 2024, 192 pages, 18 € – Format Kindle 12,99 €  
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