Le livre noir de la franc-maçonnerie – Racisme et colonialisme

Dans un monde où la Franc-Maçonnerie est souvent perçue comme une institution humaniste prônant la fraternité et l’égalité, André Kervella, historien et écrivain reconnu pour ses travaux sur l’histoire de la Franc-Maçonnerie et des sociétés secrètes, nous propose un ouvrage saisissant qui explore l’une des plus grandes contradictions de cette institution. Ce livre dévoile, au travers d’une étude rigoureuse, le rôle ambigu et parfois déstabilisant que la Franc-Maçonnerie a joué dans l’histoire du colonialisme et du racisme, notamment aux Antilles et plus spécifiquement à Saint-Domingue avant l’indépendance de Haïti. André Kervella, dans une démarche quasi historiographique, interroge la contradiction fondamentale qui traverse l’histoire de la Franc-Maçonnerie, notamment au XVIII^e siècle, celui des Lumières. Les Loges, vectrices d’idées progressistes, ont simultanément servi des intérêts opposés à ces idéaux. L’auteur illustre avec clarté et précision comment des figures éminentes de la Franc-Maçonnerie, tout en exaltant les principes d’égalité, de fraternité et de liberté, participaient activement à des pratiques contraires à ces valeurs, telles que la traite négrière et l’expansion coloniale. Ce paradoxe est au cœur du livre, et André Kervella dépeint un tableau sombre et complexe de la manière dont les Loges maçonniques dans les colonies françaises des Antilles, en particulier à Saint-Domingue, ont favorisé l’exploitation des populations noires et autochtones. Il s’agit d’un double discours, celui de la fraternité universelle, qui masque la réalité des intérêts économiques et politiques des colons et des membres influents des Loges. Kervella n’hésite pas à démonter le mythe de l’idéal maçonnique en confrontant les faits historiques, parfois troublants, de cette implication directe dans la colonisation.

À travers des exemples bien documentés, André Kervella montre que plusieurs Francs-Maçons, pourtant fervents défenseurs des droits de l’homme et des idéaux de justice sociale, étaient eux-mêmes des propriétaires d’esclaves ou des promoteurs du commerce triangulaire. Ce dédoublement moral est particulièrement évident dans les grandes cités coloniales où l’influence maçonnique était forte, comme à Paris, Nantes ou Bordeaux. Le cas de Saint-Domingue, évoqué à plusieurs reprises, sert de fil conducteur dans le livre pour illustrer la complexité de cette relation entre Franc-Maçonnerie et colonialisme. Cette colonie, connue pour sa prospérité économique avant la révolution haïtienne, voit émerger un mouvement d’indépendance en 1804 où, ironiquement, plusieurs leaders noirs et métis étaient eux-mêmes Francs-Maçons. Ce paradoxe, où les opprimés appartiennent à l’institution de certains de leurs oppresseurs, révèle une profondeur historique fascinante que André Kervella explore avec minutie. La Franc-Maçonnerie, à travers ses réseaux élitistes, devient le creuset d’une contradiction fondamentale : les hommes prêchant l’égalité et la liberté ne l’appliquent pas dans les territoires qu’ils dominent. L’analyse qu’André Kervella propose de figures emblématiques de l’époque, comme Montesquieu et Voltaire, met en lumière leur double discours sur l’esclavage. Ces philosophes, pourtant inspirateurs des Lumières, justifiaient l’esclavage dans certains de leurs écrits tout en continuant à soutenir des loges maçonniques prônant des idéaux de liberté et de fraternité. L’un des mérites de cet ouvrage est de ne jamais sombrer dans une diabolisation simpliste de la Franc-Maçonnerie. André Kervella reconnaît la pluralité des courants qui ont traversé cette institution, entre ses idéaux de progrès social et ses compromissions avec les systèmes économiques et politiques de l’époque. L’auteur explore cette dichotomie à travers des exemples historiques riches et variés, tout en invitant le lecteur à réfléchir aux dynamiques complexes de pouvoir et de domination.

Le livre est aussi une réflexion sur l’héritage contemporain de la Franc-Maçonnerie. Kervella interroge l’institution à la lumière des événements du passé, cherchant à comprendre si elle a véritablement évolué ou si ses anciennes contradictions subsistent encore, de manière latente, dans certaines de ses pratiques. La question sous-jacente que pose André Kervella à son lecteur est celle de la capacité de la Franc-Maçonnerie à réellement se distancier de son passé colonialiste et esclavagiste pour incarner les idéaux qu’elle prône. L’ouvrage se termine sur une note interrogative, l’auteur nous invitant à réfléchir sur le chemin parcouru depuis ces temps sombres et sur la capacité des hommes à apprendre de leur histoire. André Kervella ne propose pas de réponses définitives, mais pousse son lecteur à explorer lui-même les subtilités et les ambiguïtés d’une institution qui, tout en se proclamant vectrice de progrès, a contribué à des systèmes d’oppression. En définitive, il s’agit d’un ouvrage dense, éclairant, qui déconstruit avec précision l’image idéalisée de la Franc-Maçonnerie. Par une analyse fouillée et documentée, André Kervella nous montre que l’histoire de cette institution est marquée par des contradictions profondes. Ce livre, au-delà de sa portée historique, soulève des questions sur la nature du pouvoir, de la morale et de l’idéalisme dans un monde traversé par les luttes de classes et de races. Loin d’être un simple récit historique, ce livre nous pousse à nous interroger sur l’héritage que nous laisse la Franc-Maçonnerie et sur la manière dont ses principes sont appliqués aujourd’hui. La lecture de cet ouvrage invite à une réflexion sur la capacité des institutions à évoluer tout en restant fidèles à leurs idéaux fondamentaux. Un travail de mémoire indispensable qui offre un éclairage pertinent sur une page souvent oubliée de l’histoire de la Franc-Maçonnerie.

Le livre noir de la Franc-Maçonnerie – Racisme et colonialisme André Kervella – Éditions de la Tarente, Coll. Fragments maçonniques, 2024, 264 pages, 26 €