« Là où les Frères ont bâti des temples, les Sœurs ont soufflé l’âme. »
Maxime apocryphe retrouvée entre deux colonnes…Jérusalem. Métropole sacrée, croisement des langues et des fois, ville-monde où s’entrelacent les mystères du ciel et les cicatrices de la terre. Elle s’impose ici comme la clef de voûte symbolique de ce dernier volume de L’Épopée de la Franc-Maçonnerie. Qu’elle ouvre le livre comme une aurore et le referme comme un couchant n’est pas anodin : Jérusalem n’est pas une destination, mais une origine, un point d’élévation et de retour, le cœur spirituel d’un monde intérieur qu’il faut sans cesse réunifier. Lieu des commencements et des accomplissements, cité à la fois réelle et idéale, elle incarne le foyer irradiant de l’imaginaire maçonnique, où l’homme – et ici la femme – s’efforce de reconstruire le Temple perdu en lui-même.
L’Épopée de la Franc-Maçonnerie – Tome XII – Les Sœurs de la FraternitéÀ travers l’œil de Sophie, le lecteur entrevoit la Ville Sainte depuis le jardin des Oliviers, ce lieu suspendu entre ciel et terre, d’où le regard se perd dans la mémoire du Temple. « Rien, tout va bien. J’ai cru voir une lumière… une lumière qui me montrait le chemin », murmure-t-elle. Par ces mots, elle ne décrit pas une scène, mais une transmutation intérieure. Jérusalem devient alors espace de révélation, miroir d’un éveil silencieux. Là-bas, dans la blancheur minérale et le chant assourdi des pierres, c’est une initiation dans l’axe du monde qui se dessine.
L’Épopée de la Franc-Maçonnerie – Tome XII – Les Sœurs de la FraternitéEn vérité, je vous le dis, il est des œuvres que l’on effleure à la lumière d’une simple lampe, et d’autres que l’on doit recevoir dans le silence d’un Temple intérieur. Les Sœurs de la Fraternité, douzième et ultime volet, relève de cette dernière catégorie. Sous la direction de Didier Convard, avec la plume scénaristique de Pierre Boisserie et les pinceaux lumineux d’Annabel, cette fresque graphique ne se contente pas de restituer la mémoire occultée des femmes en Franc-Maçonnerie : elle l’élève, elle la transfigure. Elle la rend à la fois chair et symbole, souffle et pierre, offrande et révélation.
À travers l’itinéraire initiatique de Sophie, Sœur contemporaine tiraillée entre le tumulte profane d’un foyer familial et l’appel du « club de lecture » – euphémisme pudique pour désigner sa Loge –, le récit tisse un fil d’Ariane entre les voix du passé et l’élan des générations présentes. Ce choix narratif d’un double plan – intime et historique, personnel et universel – permet d’incarner une réalité longtemps tue : les femmes ont été, sont, et seront des colonnes vivantes du Temple, souvent invisibles aux yeux des profanes, mais ô combien vibrantes pour les cœurs éveillés.
Maria Deraismes
L’album prend la forme d’un palimpseste où se superposent récits, figures et échos. À l’avant-scène, l’histoire d’une femme d’aujourd’hui, entre deux plats de lasagnes et une conférence maçonnique. En arrière-plan, la riche galerie des pionnières : Elizabeth Saint Leger, figure anglo-irlandaise initiée en des circonstances légendaires ; les Dames de la Maçonnerie d’Adoption, princesses ou citoyennes, qui surent conjuguer grâce et gravité, salon et symbole ou encore Maria Deraismes, infatigable combattante de la laïcité et du droit des femmes… Le trait d’Annabel, d’une précision poétique, restitue leur présence avec un tact rare, entre élégance graphique et souffle initiatique.
L’Épopée de la Franc-Maçonnerie – Tome XII – Les Sœurs de la FraternitéLe Temple maçonnique de Périgueux, enserré entre la rue Saint-Front et celle des Francs-Maçons, où se réunit la Loge de Sophie, n’est pas un simple décor. Il est le réceptacle vivant de la mémoire initiatique, un théâtre transfiguré en sanctuaire. Entre ses murs chargés de symboles, la parole féminine s’élève dans la continuité silencieuse des bâtisseurs. Ce lieu, inscrit dans la pierre et dans l’histoire, devient la matrice même du récit.
Au fil des Tenues d’obligation, Sophie devient une passeuse d’histoire. Elle évoque Sabina von Steinbach, figure légendaire du chantier de Strasbourg en 1318, fille d’Erwin, maître d’œuvre de la cathédrale. Selon la tradition, elle aurait poursuivi l’ouvrage après la mort de son père, réalisant les célèbres statues de l’Église et de la Synagogue – chefs-d’œuvre gothiques où se cristallisent symboliquement l’élévation et l’aveuglement. Puis vient Elizabeth Aldworth, initiée en 1712 en Irlande dans des circonstances aussi singulières que fondatrices. Sophie commente les Constitutions d’Anderson et questionne la place des femmes dans la Chaîne d’Union. Chaque planche devient alors un espace méditatif, chaque dialogue une lumière allumée.
Mais ce qui fait la force singulière de ce volume, c’est sa capacité à transmuer l’histoire en rituel. Il ne s’agit pas seulement de dire : il s’agit d’initier. Chaque page est un degré, chaque silence un symbole. Le thème du secret, lourd à porter pour Sophie face à sa famille, s’enracine dans le silence opératif, celui qui creuse l’âme, qui fait naître les interrogations vraies.
Le Silence – Auguste Préault – Musée du Louvre Sculptures RF 3692
Ce silence, magnifiquement suggéré par le médaillon d’Antoine-Augustin Préault figurant en dernière page, devient ici le sceau de la transmission. Auguste Préault (1809-1879), sculpteur et médailleur français associé au mouvement romantique, a façonné une œuvre empreinte de profondeur symbolique. Parmi ses créations, « Le Silence », réalisé pour la tombe de Jacob Robles, s’impose avec une force suggestive saisissante. Ainsi, en convoquant l’art de Préault, la bande dessinée inscrit son discours dans une continuité sensible entre la pierre, la mémoire et le symbole. Il n’est pas absence, mais résonance. Il n’est pas mutisme, mais écoute.
Dans le bruissement des robes effleurant le parquet, on entend les pas oubliés des Sœurs qui nous ont précédés.
Le parcours narratif adopte la structure d’une quête, au sens le plus noble du terme. Trois pierres sacrées – étoile, croix et croissant – doivent être réunies. Leur retour en Israël signe la réintégration de l’unité perdue, l’évocation du Temple primordial. Ce motif symbolique, finement filé, élève le récit à la hauteur d’un conte initiatique. L’ouvrage devient ainsi une légende opérative, une cathédrale de papier où s’entrelacent les colonnes d’Hiram et les flammes vives d’un feu hermétique.
Didier Convard, Salon du livre de Paris en 2010Didier Convard, dont l’œuvre creuse les galeries secrètes du réel depuis des décennies, trouve ici un point d’orgue vibrant. De Neige au Triangle Secret, en passant par Vinci, son travail se tient toujours à la lisière du visible. Pierre Boisserie, quant à lui, orchestre avec justesse cette symphonie initiatique. Son écriture est fluide, sensible, profondément incarnée. Et Annabel, par son trait clair, souple et lumineux, donne chair au mystère sans jamais l’épuiser. Ses couleurs, denses et chaudes, agissent comme un vitrail : elles filtrent le profane pour laisser passer le sacré.
Les Sœurs de la Fraternité n’est pas un simple tome de conclusion. C’est une ouverture. Une clé d’ivoire tendue à celles et ceux qui cherchent un Temple intérieur à édifier. Loin de tout dogmatisme, cette bande dessinée rappelle que l’initiation véritable transcende les oppositions, renoue les fils, assemble les voix. Là où les Frères tracent, les Sœurs incarnent. Là où les pierres s’ajustent, les souffles se répondent.L’Épopée de la Franc-Maçonnerie – Tome XII – Les Sœurs de la Fraternité
Et c’est ainsi que cette épopée – commencée il y a douze tomes comme un zodiaque initiatique – ne s’achève pas sur un point final, mais s’ouvre sur un cercle. Un cercle où les Sœurs sont désormais des Frères. Et peut-être en mieux, car elles reviennent d’un long silence. Et ce silence, lui, contient tout.
L’Épopée de la Franc-Maçonnerie – Tome XII – Les Sœurs de la Fraternité
Didier Convard (dir.), Pierre Boisserie (scénario), Annabel (dessin)
Glénat BD, 2025, 56 pages, 14,95 € – Format Kindle : 8,99 €