L’œuvre de Comenius (1592-1671) se déploie dans un contexte historique et philosophique singulier, témoignage d’un XVIIe siècle en effervescence intellectuelle. Orbis Sensualium Pictus ouImage du monde sensible, véritable arche de la connaissance, transcende le simple statut de manuel scolaire pour s’affirmer comme une initiation au monde, portée par l’image et la langue. Comenius, pédagogue résolument tourné vers l’avenir, construit uneméthode qui anticipe les principes de l’éducation moderne et, dans son essence, convoque une pensée où l’initiatique se conjugue au sensible.
Il s’agit de la première édition française d’un best-seller illustré de 1658 destiné à faire découvrir l’intégralité du monde aux enfants de manière ludique et fascinante.
Image du monde sensible
L’ouvrage, traduit et commenté avec finesse par Lucien X. Polastron, se présente comme un fac-similé de l’édition originale, préservant la poésie de son dispositif typographique et la force de son imagerie. Ce choix rédactionnel n’est pas anodin : il permet au lecteur contemporain de renouer avec la logique immersive de l’enseignement coménien, fondé sur l’intuition et la représentation. Le dialogue entre les langues, entre les cultures, devient alors une métaphore d’une unité universelle du savoir, propre à résonner avec les principes maçonniques d’ouverture et de transmission.
Jan Amos Comenius, figure fascinante et tragique, fut un exilé perpétuel, traqué par les guerres de religion et les vicissitudes politiques de son temps. Dépositaire d’un savoir encyclopédique, il voyait dans l’enseignement la clé d’un monde réconcilié, où l’ignorance et le dogmatisme seraient balayés par la clarté d’une instruction universelle. Ce projet, qui relève à bien des égards d’une forme de pédagogie initiatique, résonne avec les valeurs portées par la Franc-Maçonnerie, en ce qu’il propose une ascension graduelle de l’esprit, depuis les premiers rudiments du langage jusqu’à la compréhension d’un ordre symbolique plus vaste.
La structure de l’Orbis Sensualium Pictus repose sur une approche globale et intuitive de l’apprentissage. Chaque double page présente une scène du monde sensible, où se conjuguent image et mot. L’enfant, lecteur et observateur, est convié à un parcours initiatique, où chaque objet, chaque situation devient un jalon dans la conquête du savoir. On pourrait voir dans cette approche une correspondance avec les grades maçonniques : progression régulière, passage d’un degré à l’autre, construction patiente de la connaissance, non dans un but purement utilitaire, mais dans une visée harmonique et universelle.
L’idéal pédagogique de Comenius s’inscrit dans une forme de panéducation : il ne s’agit pas simplement d’enseigner un corpus de savoirs, mais d’éveiller à une compréhension sensible du monde. Ce projet trouve un écho particulier dans la pensée maçonnique, où le progrès individuel se conçoit comme une harmonisation du rationnel et du spirituel. Dans l’esprit de l’initiation, le savoir ne saurait être qu’accumulatif : il doit se vivre, s’expérimenter, se transformer en lumière intérieure. Orbis Sensualium Pictus ne se contente pas d’instruire, il met en scène une dialectique entre perception et connaissance, entre la réception du monde par les sens et son intelligibilité progressive.
De belles illustrations accompagnent chaque page, avec le texte en latin et sa traduction en français. Cette présentation renforce la volonté de Comenius d’encourager une approche comparative et immersive du savoir.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que cet ouvrage s’inscrit dans une tradition iconographique qui évoque celle des Emblemata de l’érudit italien Cesare Ripa (c. 1555-1622), amateur d’art et auteur de l’Iconologie (Iconologia overo Descrittione dell’Imagini universali), livre d’emblèmes extrêmement célèbre en son temps. Ces recueils d’images allégoriques ont parfois servi, pour les Maçons du siècle des Lumières, de représentation de symboles de l’Art Royal. Cette dimension emblématique, où chaque illustration fonctionne comme un support de réflexion et d’interprétation, renforce encore la portée initiatique de l’œuvre de Comenius.
Enfin, la table des matières révèle des thématiques essentielles, qui résonnent particulièrement avec la sensibilité maçonnique : le monde, le ciel, le feu, l’air, l’eau, la terre, les métaux, les pierres, mais aussi l’homme et ses sept états. S’ajoutent des thèmes d’ordre spirituel et moral tels que la croyance religieuse, le paganisme, le judaïsme, le christianisme, le mahométisme, la providence divine et le jugement dernier. Des concepts clés tels que l’éthique, la prudence, la diligence, la tempérance, la bravoure, la patience, la nature humaine, la justice et la générosité sont également mis en avant, témoignant de la modernité de l’héritage coménien.
L’œuvre de Comenius, qui rencontra un succès considérable avec pas moins de cinquante éditions en Occident et en Orient, s’impose ainsi comme un monument à la fois historique, pédagogique et spirituel. Son impact, bien que longtemps sous-estimé, a laissé des traces profondes dans l’histoire de l’éducation, et l’édition présentée par Lucien X. Polastron en restitue avec brio toute la portée. Par la méthode qu’il propose, par la rigueur de son dispositif, mais aussi par l’ambition de son dessein, Orbis Sensualium Pictus demeure une invitation à voir, à comprendre, et peut-être, au-delà de tout, à s’élever.Les Belles LettresOrbis Sensualium Pictus – Image du monde sensibleIohannes Amos Comenius – Trad., prés. et comm. Par Lucien X. PolastronLes Belles Lettres, 2025, 328 pages, 25,50 €