L’acte de lire et d’écrire, dans sa dimension initiatique, dépasse largement la simple acquisition d’un savoir. Il est un cheminement, une ascension vers une conscience élargie. Le numéro 215 de Points de Vue Initiatiques, intitulé « Je ne sais ni lire ni écrire », se présente comme un miroir dans lequel le Franc-Maçon peut contempler sa propre progression, de l’ignorance assumée à la maîtrise des signes et du Verbe.PVI N°215 MARS 2025
Dans son éditorial, Olivier Balaine, directeur de la rédaction, met en lumière la quête intérieure de celui qui, par l’écriture et la lecture, s’arrache à l’informe pour s’inscrire dans une tradition vivante. Ce processus suit un ordre initiatique : le langage naît du geste, s’incarne dans la parole, avant de s’inscrire dans l’écriture. Ce passage du tangible à l’intangible reflète l’itinéraire maçonnique lui-même : tel un néophyte devant la porte basse du temple, le cherchant est d’abord privé de repères, encore incapable d’exprimer le monde qu’il commence à entrevoir. La Franc-Maçonnerie apparaît ainsi comme une école du langage, où chaque degré de progression approfondit la lecture des symboles et affine le discours intérieur reliant l’homme à son Principe.
Thierry Zaveroni, Grand Maître de la Grande Loge de FranceLe Grand Maître Thierry Zaveroni, dans son mot d’ouverture, replace cette expérience au cœur de l’initiation. « Je ne sais ni lire ni écrire, je ne sais qu’épeler… » : cette phrase, prononcée par chaque initié, rappelle le paradoxe de celui qui sait mais doit volontairement oublier, afin de renaître. L’oubli du savoir profane et de l’érudition superficielle ouvre l’homme à une connaissance plus vaste, plus organique. Il s’agit d’un retour à l’enfance symbolique, où la perception du monde s’affranchit des cadres rigides pour s’exprimer dans un langage à la fois brut et sacré.
Les contributions de ce numéro prolongent cette méditation. Jean Mouttapa nous entraîne dans l’alchimie du livre, où l’éditeur, l’auteur et le lecteur tissent une relation triangulaire dépassant la simple transmission du savoir. L’écrit devient alors un acte vivant, un espace où la pensée se sédimente, se transmet et se réinvente. Eleni Mouratidou, professeure des universités en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris Nanterre, interroge la nature du langage : entre signifiant et signifié, le mot n’est pas la chose, mais son vecteur. Ce jeu d’ombres et de lumières rappelle au maçon que le symbole n’est jamais figé, mais toujours en devenir.
Dans cette exploration du langage et de l’initiation, l’article de Frank Subiela, rédacteur en chef de PVI, nous interpelle sur l’apprentissage de la lecture comme fondement du processus initiatique. Comment progresser sans l’outil essentiel qu’est la transmission ? Guillaume Echel approfondit cette réflexion en soulignant le lien indissociable entre initiation et écriture, comme un processus d’élévation permettant d’approcher l’indicible. Chercheur indépendant en prospective du livre et de la lecture Lorenzo Soccavo, quant à lui, met en garde : l’écrit fige la tradition, la sédimente au risque d’en perdre la vivacité originelle. L’initié doit donc s’efforcer de retrouver la trace de la Parole vivante enfouie sous le poids des textes.
L’écriture ne se limite pas à un moyen de communication, elle est aussi un vecteur de civilisation. Président du Groupe Vaudois de Philosophie et membre du Groupe de Recherche Alpina (GRA), Christophe Calame analyse ainsi l’opposition entre oralité et écriture, qui a structuré nos sociétés. La Franc-Maçonnerie, porteuse d’une tradition où le rite codifié côtoie la transmission orale, incarne cette dualité. L’article d’Iskar Bufelan rappelle que le silence et l’ignorance ne sont pas des faiblesses, mais les prémices d’une ouverture initiatique, où la première lettre tracée devient un acte sacré.
Nous souhaitons faire focus particulier sur l’exceptionnel entretien donné à Points de Vue Initiatiques par Jean Mouttapa. Il incarne dans son parcours éditorial cette articulation entre transmission et dialogue des cultures. Éditeur aux Éditions Albin Michel, il est un acteur majeur du dialogue entre traditions spirituelles et humanisme moderne. Son engagement dans la collection « Spiritualités vivantes », ainsi que ses publications sur les dialogues interreligieux et interculturels, en font une figure incontournable de la réflexion contemporaine sur la place du sacré dans nos sociétés.
Dans ses propos recueillis par Olivier Balaine, Jean Mouttapa revient sur son parcours et met en lumière la tension entre l’héritage du passé et la nécessité de le réactualiser. Il souligne que lire et écrire ne sont pas de simples actes mécaniques, mais des gestes fondateurs qui façonnent à la fois l’individu et la collectivité. Il insiste sur la puissance du livre comme vecteur d’émancipation et d’ouverture, évoquant son travail avec des auteurs issus de divers horizons : philosophie, théologie, poésie, histoire.
Jean Mouttapa met également en avant l’importance de la transmission orale, qui ne doit pas être perçue comme un mode inférieur du savoir, mais comme un complément essentiel à l’écrit. Loin d’opposer ces deux modes d’expression, il plaide pour une réconciliation où la tradition orale enrichit l’acte d’écrire, et où l’écriture fixe ce que la parole transmet de manière fugace. Dans cette perspective, son engagement dans le dialogue interreligieux prend tout son sens. Il insiste sur le fait que le véritable dialogue ne consiste pas à gommer les différences, mais à les accueillir dans un esprit de fraternité et de respect. Cette vision éclaire également la Franc-Maçonnerie, dont la quête de vérité repose sur la pluralité des sources et des traditions.
Les jeunes initiés trouveront dans la « Lettre ouverte aux Apprentis » de Pierre Pelle Le Croisa, auteur connu et reconnu, un écho à leur propre expérience : celle du tâtonnement et de la construction progressive de la pensée maçonnique à travers l’acte d’écrire. Jean-Paul Chaussinand revient sur l’art de la planche, qui n’est pas un simple travail de rédaction, mais un dévoilement de soi, une pierre posée sur l’édifice intérieur du maçon.
Les symboles maçonniques trouvent eux aussi leur expression dans l’écriture. Hugo Billard explore ainsi la portée initiatique du tablier et des gants, incarnant le labeur et la discipline nécessaires à toute élévation spirituelle.
Avec « Histoire », rubrique animée par Jean-Pierre Thomas, ce dernier consacre un article au livre dans la tradition du Rite Écossais Ancien et Accepté. Placé sur l’Autel des serments en Loge, il occupe une place essentielle dans la transmission initiatique. Il rappelle aussi que les premières divulgations maçonniques, perçues comme des trahisons, furent paradoxalement des jalons de diffusion du symbolisme et de la pensée maçonnique.
PVI N°215 MARS 2025, 4e de couv.En « Portrait d’initié », Jean-Pierre Thomas dresse également le portrait de l’avocat au parlement de Paris et adjoint au maire du 1er arrondissement Charles-Antoine Thory (1759-1827), grande figure de la littérature maçonnique du début du XIXᵉ siècle. Il retrace la vie tant profane que maçonnique de « Claude Antoine Thory ou furet maçonnique », titre de son article. Il nous explique pourquoi il reçut ce surnom : en tant que grand amateur de médailles, livres, archives et autres objets, il constitua chez lui un premier musée privé de la franc-maçonnerie. Ce phénomène lui valut d’être nommé furet maçonnique par le chevalier d’Harmensen, un jeune Suédois et Maçon installé à Paris. Jean-Pierre Thomas retrace également son œuvre littéraire, rappelant que Charles-Antoine Thory est surtout connu pour son ouvrage Acta Latomorum, ou Chronologie de l’histoire de la Franc-Maçonnerie française et étrangère, contenant les faits les plus remarquables de l’Institution depuis ses temps obscurs jusqu’en l’année 1814… (Paris, P.-É. Dufart, 1815).
Grâce à la plume érudite de Roger Diogo, l’article « Tradition et oralité » – rubrique « D’Orient et d’Occident » – explore la relation entre ces deux modes de transmission. La parole précède l’écriture et a longtemps été le principal vecteur de savoirs. L’initiation s’appuie sur la force du verbe, qui donne vie aux enseignements. Lire et écrire sont des gestes fondateurs qui façonnent à la fois l’individu et la collectivité, mais l’écrit fige la tradition au risque d’en perdre la vivacité originelle. L’initié doit donc retrouver la trace de la Parole vivante enfouie sous le poids des textes.
Quant à François Gruson, architecte DPLG, docteur en architecture et professeur des écoles d’architecture, il analyse les édifices comme des livres ouverts, met en lumière la lecture des pierres comme un acte sacré.
Il est à noter que la revue s’achève avec les traditionnelles rubriques : « Arrêt sur images », « Symbolique », « Le quizz de Patrick », avec la solution du précédent (PVI n°214), « L’air du temps », « Recensions » et l’annonce du sommaire du prochain numéro à paraître en juin 2025, sur « Culture et Maçonnerie » et, en 3e de couverture, « Le chant du poète », ici consacré à « Voyelles » (1871) d’Arthur Rimbaud, un sonnet audacieux où chaque voyelle est associée à une couleur, offrant une vision synesthésique du langage et une quête ésotérique du Verbe. Ce poème incarne la magie du mot et la puissance symbolique du langage.
Ce numéro de Points de Vue Initiatiques frappe par sa richesse et son approche non linéaire. Chaque contribution s’entrelace aux autres, formant un tissu dense où chaque réflexion nourrit la suivante. De cette alchimie des mots et des idées surgit une vérité essentielle : lire et écrire, c’est être en marche, bâtir en soi une architecture intérieure où chaque phrase est une pierre posée sur le chemin de la Connaissance.
Ce numéro, comme tous les autres, illustre avec justesse ce qui fait l’excellence de cette revue : une rigueur intellectuelle exemplaire, une sobriété élégante, et un choix iconographique toujours pertinent. À ce jour, PVI demeure, à mes yeux, la plus belle et la plus aboutie des revues obédientielles. Chaque numéro est une invitation à la réflexion, un écrin où s’entrelacent tradition et modernité, érudition et ouverture.
Par sa constance dans l’excellence, sa capacité à allier profondeur des textes et exigence esthétique, Points de Vue Initiatiques s’impose comme une référence incontournable pour quiconque souhaite approfondir le sens initiatique du Verbe et du Silence.
Points de Vue Initiatiques – Vivre la traditionRevue de la Grande Loge de France« Je ne sais ni lire ni écrire » – LDF, N° 215, mars 2025, 120 pages, 8 €Points de Vue Initiatiques, le site dédié : Découvrir PVI https://www.gldf.org/culture/decouvrir-pvi/S’abonner à PVIhttps://www.gldf.org/culture/pvi-vous-abonner/Suivre PVI sur sa page Facebook officiellehttps://www.facebook.com/PVI.OFFICIEL/