Dans l’ouvrage intitulé
Qu’est-ce que les Lumières ?, édité en 2023 par Fayard/Mille et une nuits (1
re éd. en 2006),
la résonance d’un questionnement vieux de plus de deux siècles sur l’essence des Lumières émerge avec une force renouvelée. Ce recueil, composé de deux textes essentiels, l’un d’Emmanuel Kant et l’autre de Moses Mendelssohn, nous replonge au cœur de l’une des périodes les plus prolifiques et tourmentées de la pensée européenne.
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À travers cet ouvrage,
deux figures éminentes de la philosophie des Lumières dialoguent indirectement, autour de la même interrogation, posée initialement par Johann Friedrich Zöllner dans les pages de la
Berlinische Monatsschrift : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». La question semble simple, mais elle déstabilise déjà la pensée européenne de l’époque. Le contexte dans lequel elle apparaît est celui d’une controverse autour du mariage civil, une dispute qui touche à la structure même de l’organisation sociale et au rôle de la religion dans les affaires de l’État.
Kant et Mendelssohn, sans se concerter, répondent à cette question de manière complémentaire et, dans leur démarche, tracent les contours d’un débat sur la nature du progrès intellectuel et spirituel de l’humanité.
Emmanuel Kant, dans son célèbre texte de 1784 intitulé
Qu’est-ce que les Lumières ?, définit ce mouvement comme l’émancipation de l’homme de sa « minorité », c’est-à-dire de son incapacité à penser par lui-même sans être guidé par une autorité extérieure, que ce soit l’Église ou l’État. L’individu, selon Kant, doit apprendre à utiliser son propre entendement, à s’affranchir des tutelles intellectuelles qui l’enserrent et à embrasser la liberté de penser. Cette émancipation passe, d’après lui, par une éducation rigoureuse de l’esprit, fondée sur le courage d’oser savoir (« Sapere aude ! »), une formule devenue emblématique du siècle des Lumières.
Mendelssohn, quant à lui, dans son texte
Sur la question : que signifie aufklären ?, publié également en 1784, aborde la question sous un angle plus spirituel et plus conciliant. Le philosophe, figure importante du judaïsme européen, voit dans les Lumières un processus d’épanouissement humain qui ne s’oppose pas nécessairement à la religion. Il défend l’idée que la foi et la raison peuvent coexister et se nourrir mutuellement, pourvu que la religion ne cherche pas à s’imposer en maître sur les consciences. Mendelssohn fait ici l’éloge d’une Aufklärung modérée, où la rationalité ne doit pas écraser les croyances personnelles mais plutôt les éclairer. Son analyse est subtile et engage une réflexion sur le rôle de la religion dans une société en pleine mutation.
Ce qui frappe à la lecture de ces deux textes, c’est la
profondeur de la réflexion sur l’autonomie individuelle dans le cadre d’une société encore majoritairement régie par des pouvoirs religieux et monarchiques. Loin de voir les Lumières comme un simple moment de triomphe de la raison sur l’obscurantisme, Kant et Mendelssohn nous montrent que cette période est aussi celle des questionnements, des doutes et des résistances. La pensée ne triomphe pas sans peine, elle doit affronter des forces profondément enracinées dans les structures politiques et sociales de l’époque.
Le travail d’édition réalisé par Cyril Morana met en lumière cette richesse philosophique et historique. Les traductions de Dominique Bourel et Stéphane Piobetta rendent justice à la finesse des pensées de Kant et Mendelssohn, tout en facilitant l’accès à ces textes fondamentaux pour un lectorat contemporain. Il est également intéressant de noter que ces deux écrits paraissent à un moment charnière de l’histoire européenne : à quelques années seulement de la Révolution française, ils témoignent d’une Europe au seuil de grands bouleversements politiques, culturels et sociaux.
L’intérêt de cet ouvrage réside donc dans la confrontation de deux visions des Lumières, l’une plus radicale, celle de Kant, et l’autre plus mesurée, celle de Mendelssohn. Il ne s’agit pas ici d’opposer deux philosophies mais bien de saisir la complexité de cette période historique où le progrès ne va pas de soi et où les esprits éclairés eux-mêmes se questionnent sur la voie à suivre.
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L’ouvrage se distingue par
sa capacité à réactualiser ces réflexions dans le contexte moderne. À l’heure où les questions sur l’indépendance de la pensée et la coexistence des croyances religieuses avec la raison laïque sont plus que jamais d’actualité, cet ensemble d’écrits philosophiques nous invite à une méditation sur notre propre époque. Peut-on encore parler d’une ère des Lumières aujourd’hui ? Si oui, quelle forme prend-elle et quels obstacles doit-elle surmonter ? La lecture des textes de Kant et Mendelssohn permet de mettre en perspective ces interrogations et d’y apporter des éléments de réponse.
En somme, ce petit volume, de seulement 64 pages, est un trésor de pensée et de réflexion. Derrière son apparente simplicité, il recèle une richesse intellectuelle inouïe, qui pousse le lecteur à repenser la place de la raison et de la liberté dans notre société actuelle. Au-delà de la controverse sur le mariage civil qui l’a vu naître,
la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » reste plus que jamais pertinente dans notre quête moderne de sens et de vérité.
Qu’est-ce que les Lumières ? – Emmanuel Kant – Moses Mendelssohn
Présentation Cyril Morana – Dominique Bourel et Stéphane Piobetta (trad.)
Fayard/Mille et une nuits, 2023, 64 pages, 3,50 €