Sociétés secrètes & gastronomie – À la découverte des chevaliers de l'estomac

Bruno Fuligni nous convie à un festin littéraire aussi savoureux qu’érudit. Ce voyage à travers les siècles, au cœur des sociétés badines – particulièrement populaires aux XVIII^e et XIX^e siècles en France – et épicuriennes, révèle la richesse d’un univers où le plaisir de la table et l’initiation symbolique se mêlent avec une subtilité pleine de truculence.

Dès les premières pages, l’auteur établit un parallèle fascinant entre ces cercles gastronomiques et la Franc-Maçonnerie. Ces étranges fraternités – Chevalerie de la Treille, Ordre de Noé, Société des Agathopèdes – se dévoilent comme des microcosmes initiatiques, où le rituel était à la fois ludique et profond. Sous des dehors bouffons, ces sociétés cultivaient des idéaux nobles : l’égalité, la parole libre, et la célébration de la joie de vivre. Une démarche qui trouve une résonance particulière pour tout initié, car elle rappelle que la quête de lumière ne saurait être dissociée des plaisirs terrestres. Fuligni s’illustre par une plume vive et délicate, retraçant avec brio l’évolution de ces sociétés depuis leurs premières manifestations, dès le XIII^e pour certaines, jusqu’à leur influence contemporaine dans les clubs fermés comme le Club des Cent. Avec un talent d’’humaniste enquêteur, il met en lumière des documents rares et même parfois inédits, comme des statuts, des rituels ou des paroles prononcées lors des réceptions. Il n’est pas anodin de noter les extraits des rituels de l’Ordre de la Boisson ou les mots symboliques des nouveaux chevaliers, tels que « Vive Bacchus et ses enfants ! », qui insufflent un parfum d’authenticité à ce panorama historique. La force de cet ouvrage réside également dans son exploration des variantes nationales de ces confréries. Qu’elles soient françaises, anglaises ou belges, Fuligni révèle avec humour et précision leurs particularismes. Certaines, comme la Société Pantechnique et Palingénégisque des Agathopèdes, littéralement les « Bons Enfants » fondée dans un cabaret bruxellois en 1846, prenant le nom de « Ménagerie », à laquelle sont affiliées des « Cages », montrent l’étonnante créativité des sociétés à parodier les structures maçonniques. Ce tableau cosmopolite est richement complété par l’analyse des interactions entre ces cercles et la Franc-Maçonnerie : influences mutuelles, décalages culturels, mais aussi critiques et parodies.

Un aspect incontournable de ce livre est l’attention portée à l’art de la table. On regrettera seulement que Fuligni, collectionneur averti de menus, n’ait pas partagé quelques pièces rares pour illustrer les fastes culinaires de ces sociétés. Toutefois, l’auteur compense ce manque par une analyse passionnante des banquets symboliques et de leur fonction initiatique. Le tableau de la première de couverture, « Le Déjeuner d’huîtres » de Jean-François de Troy (1679-1752), s’impose ainsi comme un écho visuel à l’élégance et à la subtilité de ces rassemblements. Bruno Fuligni, essayiste et haut fonctionnaire, excelle dans l’art de rendre accessible une érudition foisonnante. Diplômé de Sciences Po Paris, il conjugue un intérêt marqué pour l’histoire et les utopies avec une carrière riche au sein des institutions françaises. Auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Les Gastronomes de l’extrême (Éd. du Trésor, 2015), il poursuit une réflexion sur les marges de la société et leurs interactions avec les structures officielles. Ce dernier opus prolonge cette démarche en interrogeant la frontière entre le profane et le sacré, bien au-delà de la simple promenade historique.

Pour le lecteur maçon, Société secrète & gastronomie est une invitation à réfléchir sur notre propre rapport au symbolisme et à l’hédonisme. Ces confréries nous rappellent que l’initiation, tout en étant une quête de perfection spirituelle, peut être ancrée dans la célébration des joies terrestres. Le banquet a été, est et restera un espace de partage et de transformation, où les Frères se retrouvent pour sublimer l’ordinaire.

Cet ouvrage conjugue plaisir intellectuel et spirituel. Une lecture d’une richesse rare qui s’adresse autant aux amateurs de gastronomie qu’aux initiés curieux d’explorer les multiples facettes de l’humanité. Et comme l’aurait dit l’un des chevaliers de la Treille : « Le savoir et le vin sont faits pour être partagés ! » Sociétés secrètes & gastronomie – À la découverte des chevaliers de l’estomac Bruno Fuligni – Éditions Dervy, 2025, 128 pages, 16 €