Cet ouvrage s’inscrit dans cette tradition du roman historique où l’érudition se mêle à l’évocation d’un passé aussi tangible qu’implacable. Au cœur des Pays-Bas méridionaux du XVIe siècle, une époque où le fer et le feu dictent la loi, Antoine Hanicq, dit Crédo, traverse les remous d’un siècle où la pierre se taille autant par l’outil du maître que par les conflits qui embrasent l’Europe. Maître tailleur de pierre, il est le dépositaire d’un savoir ancien, transmis de génération en génération, où chaque bloc sculpté semble murmurer un fragment d’histoire et de symbolisme.
Via crucis
Pour mémoire, Via crucis se traduit du latin par Chemin de croix. Il s’agit d’une expression désignant le parcours symbolique retraçant les différentes étapes de la Passion du Christ, depuis sa condamnation jusqu’à sa crucifixion et sa mise au tombeau. Ce chemin est souvent matérialisé dans les églises ou lors de processions par quatorze stations représentant ces moments clés. Mais d’un point de vue plus large et figuré, Via crucis peut aussi évoquer une épreuve difficile ou un parcours semé de souffrances…
Ce récit, âpre et lumineux, se construit à la croisée des âges, dans une période où la Renaissance n’est pas seulement celle des arts, mais celle d’une pensée en pleine effervescence, tiraillée entre dogme et liberté. Comme l’indique l’auteur, tout ce qui est relaté puise ses racines dans l’histoire avérée. Loin d’un simple prétexte romanesque, Via crucis repose sur une trame nourrie d’archives et de vestiges concrets, conférant à son texte une densité rare, où les quelques libertés prises ne visent qu’à fluidifier la lecture sans jamais trahir l’esprit du temps.
Loin, aussi, d’une simple chronique historique, ce roman est avant tout un voyage initiatique. Crédo, de son regard affûté par l’exercice de son art, contemple un monde en mutation où les dogmes s’effritent comme la pierre soumise à l’érosion du temps. L’ombre de l’Inquisition, les heurts entre catholiques et protestants, la pesanteur d’un ordre séculaire en crise se mêlent aux superstitions et aux aspirations d’un peuple écartelé entre soumission et quête de vérité.
L’intérêt maçonnique d’un tel ouvrage réside avant tout dans cette tension entre foi et raison, entre tradition et progrès, entre l’ombre et la lumière. N’est-ce pas là l’essence du cheminement initiatique ? Chaque pierre taillée par le héros porte en elle la marque d’un savoir-faire ancien, où l’artisan devient, à sa manière, alchimiste d’un monde en reconstruction. Via crucis se lit alors comme une double œuvre : celle du récit historique et celle du Grand Œuvre alchimique que traduit implicitement l’évolution de Crédo. L’insertion du roman dans la collection Œuvre au rouge n’est, en ce sens, pas anodine. L’Œuvre au rouge, en alchimie, est la dernière étape du Grand Œuvre, celle de la perfection atteinte après l’épreuve, de la transformation ultime où le plomb se change en or, où l’être accède à sa plénitude spirituelle. Crédo, marqué par les épreuves et les doutes, incarne ce processus d’évolution où la souffrance et la connaissance façonnent une conscience nouvelle.
Le roman s’achève sur une ouverture subtile, celle que nous offrent les vestiges du passé, recueillis avec précision et regroupés en fin d’ouvrage. Parmi ces témoins silencieux de l’histoire, la signature d’Antoine Hanicq et le bijou de Catherine de Médicis nous rappellent que la mémoire, qu’elle soit de pierre ou d’encre, demeure indélébile. Ces objets, comme des talismans d’une époque disparue, invitent le lecteur à méditer sur la permanence du symbolisme et du sacré dans un monde en perpétuelle transformation.
Boris NicaiseBoris Nicaise, initié au Grand Orient de Belgique en 1993 et aujourd’hui membre actif de la Grande Loge de Belgique, n’est pas seulement un historien rigoureux, il est aussi un homme de transmission. Son engagement maçonnique transparaît dans chacun de ses écrits, où il interroge la nature de l’égrégore, les symboles et les dynamiques initiatiques. Son ouvrage L’égrégore, quatrième dimension de la Franc-maçonnerie, publié en 2020 chez Numérilivre, atteste de cette recherche constante d’une compréhension plus fine des forces invisibles qui régissent les groupements initiatiques. Avec Via crucis, il dépasse le cadre strict de l’essai pour livrer une fiction où l’histoire, le sacré et la quête intérieure s’entrelacent dans une fresque captivante, que tout lecteur, initié ou non, ne peut refermer sans en être marqué.
En définitive, Via crucis est une pierre de plus posée sur l’édifice du savoir maçonnique et initiatique. Il est une invitation à plonger dans les méandres du temps, à redécouvrir le XVIe siècle non comme un lointain passé, mais comme un miroir où se reflètent encore les luttes et les aspirations d’aujourd’hui. Car toute œuvre véritablement initiatique ne se contente pas de raconter l’histoire, elle l’éclaire, elle la transmute, et elle nous la rend étrangement contemporaine.Via crucis Boris Nicaise – Éditions F deville, coll. Œuvre au rouge, 2024, 296 pages, 23 €